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They Shot the Piano Player transpose avec passion les sons et les couleurs de la culture musicale du jazz et de la bossa-nova de l’Amérique du Sud ; mais le long-métrage souffre d'une narration décousue et d'une animation saccadée, ce qui rend son visionnage moins vivant qu'attendu.



Les années 60 et 70 ont été une période de trouble politique en Amérique du Sud qui ont vu l’avènement de régimes dictatoriaux de droite, aidés par les États-Unis. Cependant, elle a aussi été une période de liberté créatrice dans le monde de la musique d’où surgirent des grands noms du jazz et de la bossa-nova, comme celui du peu connu du grand public Francisco Tenório Jr.

They Shot the Piano Player est un film d’animation réalisé par Fernando Trueba et Javier Mariscal et distribué par Dulac Distribution, sorti le 31 janvier 2024 en France.

Le journaliste Jeff Harris

Un docufiction au rythme du jazz et de la bossa-nova

They Shot the Piano Player est un film qui nous raconte l’enquête menée par le journaliste de musique new-yorkais Jeff Harris sur la disparition du pianiste brésilien Francisco Tenório Jr à une époque de trouble politique. L’œuvre possède deux personnages principaux : le premier est bien sûr Jeff Harris et le second Tenório Jr. Ce dernier est le cœur du récit, là où le journaliste en est l’explorateur. Toutefois, il n’explore pas seulement l’histoire de ce pianiste virtuose : il s’immerge également dans une culture musicale. À travers ce film, nous allons plonger dans l’univers du jazz et de la bossa-nova de l’Amérique du Sud des années 1960. La plus grande qualité de They Shot the piano player est sa capacité à capter une époque musicale. Ce film est une déclaration d’amour au Jazz et à la Bossa-nova.

They Shot the Piano Player est un docufiction. Ce type d’œuvre documentaire intègre des éléments fictionnels à sa narration. Il oscille entre faits réels (présence d’interviews, reconstitutions) et passages romancés. Ainsi, le vrai sujet du film ne porte pas vraiment sur la quête de vérité de Jeff Harris, mais sur la vie de Tenório Jr. et la découverte du monde du jazz et de la bossa-nova de cette époque en Amérique du Sud. En réalité, le journaliste est l’alter ego des spectateurs. Nous allons découvrir, en même temps que lui, l’histoire du pianiste, rencontrer ses proches et plonger dans cette culture musicale.

Le début du voyage de Jeff Harris.

La seconde spécificité de ce documentaire est bien évidemment le fait qu’il soit réalisé en animation. L’utilisation de ce médium se révèle être très pertinente pour un documentaire. Dans un premier temps, il peut permettre de résoudre un problème “matériel” : le manque d’archives visuelles. L’animation permet de compléter les documents (vidéo, interview…) existants ou voir les reconstituer. Elle peut donner chair à des personnages, des lieux ou des événements selon le désir du réalisateur. 

De plus, l’animation fait preuve d’une grande sensibilité quand il s’agit de traduire une idée par l’intermédiaire du dessin. Elle ne permet pas juste de voir, mais aussi de sentir. Elle est capable de transmettre des émotions et des sensations. Et dans ce cas présent, elle est particulièrement efficace dans la restitution d’un univers musical. 

Enfin, en choisissant de “formuler” son propos à travers la sensibilité de l’image animée, le réalisateur pose une distance entre le spectateur et le documentaire. L’impact du propos est filtré par le fait d’être représenté par une image dessinée plutôt que directement par le réel. Ainsi, lae spectateurice ne se retrouve pas percuté.e de plein fouet par la potentielle violence du propos du documentaire.

They Shot the Piano Player possède donc les bases d’un bon docufiction, à savoir une histoire intéressante ainsi qu’une forme prometteuse. Toutefois, malgré ses ingrédients, le film n’arrive pas à cuisiner un résultat satisfaisant.

Une narration problématique

Le premier problème de They Shot the Piano Player est son manque de rythme dans sa narration. Il n’instaure aucune notion de progression dans la découverte du personnage de Tenório Jr. Celle-ci s’apparente plutôt à un patchwork. On nous distille des informations disparates sur lui, une fois sur son talent, une autre fois sur sa vie de famille, puis sur sa disparition, pour revenir sur sa musique. On ne semble pas déceler une logique d’enchaînement particulier, nous laissant à la fin avec une sensation d’informations lancées au hasard. Le film se fait tantôt enquête sur la disparition de Tenório Jr, tantôt retranscription d’une époque musicale, tantôt thriller. Tous ces choix de narration se parasitent entre eux et aucun n’arrive vraiment à aboutir. En conséquence, le rythme pâtit de ce mélange qui empêche le film de poser un parti-pris narratif solide. Enfin, le film a tendance à se perdre dans l'enchaînement de ses témoignages. Beaucoup d’interviews sont présent·es à l’écran : des interviews des proches et des amis de Ténorio Jr ainsi que des personnes qui ont été influencées par sa musique. Toutefois, ces différents témoignages tournent en rond tant leurs propos finissent par se ressembler. Ils perdent ainsi un peu de leur pertinence et alourdissent le rythme général du film.

Chico Buarque, chanteur et compositeur brésilien.

They Shot the Piano Player est également pénalisé par un conflit de personnages principaux. Nous avons vu que le film est composé du journaliste Jeff Harris, le narrateur de l’histoire, qui nous amènera à découvrir le véritable personnage central du film, Francisco Tenório Jr. Suivre Jeff Harris est un prétexte pour, en vérité, parler de Tenório Jr. Une frustration survient alors lorsque nous sommes obligés d’assister à des moments de narration concentrée sur Jeff Harris. Ces micro-pauses dans le récit se concentrant sur le ressenti du journaliste devraient, en théorie, enrichir le film. On peut voir l’impact du musicien et de sa musique sur une personne. Toutefois, ces moments mettent en pause une narration qui souffre déjà d’un manque de rythme. Alors que le film devrait s’alimenter de ces instants, il est au contraire ralenti par eux.

Malheureusement, il est difficile de regarder le film sans le comparer à l’un des meilleurs représentants du genre du docufiction animé, Valse avec Bachir d’Ari Folman. Valse avec Bachir est une semi-autobiographie sur l’expérience du réalisateur dans la guerre du Liban et le massacre des camps de Sabra et Chatila. Le film met en scène Ari Folman cherchant à retrouver ses souvenirs disparus liés aux événements traumatisants de la guerre. Ici, il n’y a qu’un seul personnage. Ari Folman est à la fois le narrateur et le moteur de l’histoire. Son récit permet d’exposer les événements qui ont eu lieu lors de la guerre ainsi que l’impact que cela a eu sur les soldats. 

De plus, la narration se construit comme une enquête avec une vraie sensation de progression. Le personnage principal rassemble petit à petit les pièces du puzzle qu’est sa mémoire en discutant avec des connaissances. Chaque témoignage permet de se rapprocher de la révélation finale : la vérité de son implication dans le massacre des camps de Sabra et Chatila. Toute la narration est bien rythmée et fluide. Les contenus des interviews sont à la fois intimes, uniques et pertinents. Cette comparaison met en lumière le manque d’identité narrative de They Shot the Piano Player. En essayant de raconter tout à la fois (l’époque musicale, la culture, la vie et la disparition de Ténorio Jr.), le film s’alourdit et peine à garder l’attention des spectateur·ices.

Une animation en manque d’énergie

Pour son animation, They Shot the Piano Player a opté pour la technique de la rotoscopie. C’est un procédé qui consiste à animer en dessinant image par image sur des prises de vues réelles. Cette technique permet plusieurs choses. Elle permet aux animateur·ices de reproduire des mouvements naturels basés sur ceux de comédien·nes et ainsi d'intégrer leur spontanéité aux personnages, en plus de conférer des proportions réalistes à leur corps. Pour un documentaire, cette technique est cohérente avec la démarche de recherche de la vérité, car elle permet d’incorporer des mouvements très naturels. Enfin, le dernier avantage de cette technique est bien plus simple : il s’agit du gain de temps. En effet, pour une petite production comme They Shot the Piano Player, il est essentiel de trouver la meilleure technique pour pouvoir produire une animation réaliste de façon efficace et économique.

João Gilberto, musicien brésilien.

Toutefois, même si la rotoscopie est tout à fait appropriée et pertinente, They Shot the Piano Player n’arrive pas à l’exploiter correctement. La rotoscopie est censée apporter une animation de mouvement fluide et naturelle, car basée sur le réel. Cependant, dans le film, les mouvements sont lents et saccadés. Nous avons l’impression très perturbante d’un manque d’images dans l’animation. Plus précisément, c’est la sensation d’un manque d’intervalles. 

Quand on parle d’animation traditionnelle animée image par image, les mouvements vont être composés d’images-clés et d’intervalles. Les images-clés sont les poses importantes composant le trajet du mouvement de l’objet animé. Les intervalles, elles, sont les dessins qui vont remplir le vide entre ces poses et ainsi donner un rendu fluide au mouvement. La nature saccadée de l’animation donne donc la sensation d’une négligence dans le travail de ces intervalles. Elle va également entraîner deux autres problèmes. Le premier est l’animation de la bouche des personnages. Il y a de nombreuses interviews dans le film. C'est-à-dire que nous allons souvent assister à des scènes dans lesquelles des personnages vont parler face caméra. La lenteur de l’animation va alors perturber la synchronisation entre la voix et le mouvement de la bouche. L’animation n’arrive pas à suivre le débit de parole des personnages. Et enfin, le second problème est le manque d’expressivité qui résulte de la lenteur de l’animation. They Shot the Piano Player souhaite transmettre la ferveur et l’effervescence du Jazz et de la Bossa-nova. Il est alors vraiment regrettable que l’animation des mouvements n’arrive à être en accord avec cette énergie. 

Cependant, là où le film tire son épingle du jeu, c’est dans son traitement de la couleur. They Shot the Piano Player est un théâtre coloré dans lequel les couleurs de chaque scène racontent une histoire. Elles accompagnent parfaitement la narration du film. Elles peuvent transmettre l’énergie et la passion d’un concert, la chaleur et la tendresse d’une soirée à jouer dans la maison familiale ou la sensation de vide accompagnant la disparition d’un être cher. Si l’animation n’a pas réussi à retranscrire l’effervescence artistique et musicale de cette époque, celle-ci passe totalement à travers les couleurs et le trait caractéristique de l’auteur de BD brésilien Marcello Quintanilha. Ce n’est pas la première fois qu’il s’associe aux réalisateurs Fernando Trueba et Javier Mariscal. Il a déjà travaillé avec eux sur leur précédent film d’animation Chico et Rita. Le film s’enrichit donc de la personnalité graphique du dessinateur, permettant ainsi de donner au film une véritable identité visuelle.

Un concert de couleurs.

Pour conclure, They Shot the Piano Player est un docu fiction qui n’arrive pas à être à la hauteur de ses ambitions. Il possède des qualités non négligeables, un travail de la couleur qui transporte et une capacité à nous immerger dans la culture musicale des années 60 en Amérique du Sud. Toutefois, ces qualités ne sont pas suffisantes pour combler les énormes défauts que sont sa narration plate et son animation saccadée. Au final, They Shot the Piano Player n’est pas un film irregardable, loin de là. Malgré ses défauts, l’expérience de visionnage peut être plaisante, en particulier pour les passionné·es d'histoire de la musique.

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Par Roxane