Khadidja, Lyes, Ahmed et Philippe

Après son roman “L’Art de perdre” (Prix Goncourt des lycéens 2017), Alice Zeniter continue de questionner notre mémoire collective à propos de la guerre d’Algérie, cette fois-ci en ayant recours au médium animé. Alors que son roman se focalisait sur la vie des harkis et leur arrivée en France à la suite de l’explosion de la guerre d’Algérie, la série animée “Petite Casbah” vient ici se concentrer sur la période de bouillonnement qui a commencé à secouer l’Algérie au mitan des années 1950.



Raconter l’injustice à travers les yeux des enfants

Avec le soutien de France TV, la société de production Darjeeling a eu la bonne idée de demander aux autrices Alice Zeniter et Alice Carré de proposer une série sur l’enfance en Algérie en 1955.

Plaçant son intrigue seulement quelques mois après le déclenchement de l’insurrection par le FLN (Front de Libération National), la série permet de montrer le quotidien paisible de la population en plein cœur d’Alger, alors que les tensions politiques et armées semblent lentement remonter jusqu’à la capitale. Ainsi, nous suivons au cours du récit les péripéties de quatre jeunes héro·ïnes (Khadidja, Lyes, Ahmed et Philippe) et leurs problématiques à hauteur d’enfant, tout en voyant se dessiner en toile de fond les problèmes d’adultes.

Le monde des adultes fait brusquement irruption dans celui des enfants quand Khadidja voit son frère se faire injustement arrêter et mettre en prison par la police française locale, après qu’il a défendu une vieille dame au marché, malmenée par les mêmes policiers. Dans une interview accordée à l’Humanité, Alice Zeniter revient sur l’écriture et la réalisation de cette scène qui a constitué un véritable point de crispation avec la production et le diffuseur France TV. Mais comme l’explique la co-scénariste, à vouloir trop édulcorer de peur de choquer, on perd de vue la dure réalité des faits : « Vous avez idée du niveau de racisme dans l’Algérie française à l’époque ? ».

On retrouve dans la série cette écriture subtile et tout en finesse qui multiplie les points de vue et ne fournit pas une version univoque de l’histoire. Cette partie de l’histoire de France est complexe et demande une certaine justesse pour la traiter correctement. 

En seulement six épisodes de 26 minutes, l’équipe de Darjeeling parvient à développer plusieurs des thématiques majeures qui se jouaient à l’époque. C'est notamment le cas lorsqu'elle nous présente l’hostilité entre les français d’Algérie — arrivés sur le territoire comme une terre promise — et les autochtones algériens. Cette tension se cristallise pour les enfants via un acte en apparence tout à fait innocent : le soutien à leur boxeur préféré, Halimi, pour les « indigènes » (au sens moderne employé par Houria Bouteldja) et « Le Lillois » pour les colons français. Encore une fois, la série évite ici tout manichéisme, en montrant un duo de policiers, dont l'un est clairement raciste mais l'autre est habité de sentiments plus ambivalents. Ainsi, lorsque ce dernier dit à son fils « On rentre en France, ça n’a jamais été chez nous ici. », celui-ci lui répond « Mais je connais personne, je vais jamais être bien là-bas. » : la situation décrit bien le sentiment de déracinement que connaîtront plusieurs des futur·es « Pieds-noirs ».

 

La série donne ensuite un bon aperçu de l’aspect cosmopolite de la cité de l’époque, entre Khadidja arrivée de Kabylie, Ahmed issu des cultures juive et arabe, et Philippe lui aussi de confession juive ; ce sont tous les profils qui peuplent l’Alger de l’époque. C’est cette question de la cohabitation qui permet d’ancrer à la fois le récit dans l’actualité tout en parlant de phénomènes qui se sont déroulés il y a plus d’un demi-siècle !

Aussi, pour faire le pont avec la réalité et assumer pleinement son aspect pédagogique, chaque épisode se conclut-il avec un petit cours d’histoire animé d’environ deux minutes qui nous explique les déplacements de populations dans l’Europe et le Maghreb du siècle dernier, la vie dans la Casbah, les mélanges de cultures, etc.

Mais tous·tes ne vivent pas au même endroit dans la ville, une division semble tout de même s’opérer entre les populations : Guy, le fils du policier français vit dans les beaux quartiers, Philippe, dont le père occupe un poste de cadre pour le compte d’un patron d’industrie « Monsieur Gomez », est assez bien loti lui aussi. Quant à Ahmed, Lyes et Khadidja, iels vivent dans la Casbah, exemple typique d’architecture islamique, dont les bâtiments montrent les signes de l’influence arabo-berbère. Reflet de l’organisation communautaire de l’époque, les maisons n’ont pas de portes sinon un simple rideau et les enfants bondissent de toit en toit, parlent avec les voisins, échangent des objets, des services. 

« La Casbah c’est comme un grand escalier, et chaque marche c’est une terrasse, et les terrasses c’est pour les femmes et les enfants, alors je peux te dire qu’ici, on est tranquille » (Lyes)

Cette philosophie de l’entraide et de la solidarité traverse toute la série, mais s’illustre surtout à travers le personnage de Lyes. On sait peu de choses sur son passé, mais il semble avoir été chassé de son village natal à cause du conflit en cours. Il se retrouve alors seul dans cette grande ville, avec pour seules armes sa débrouille et sa malice, qu’il n’hésite pas à mettre au service des autres, notamment quand la petite Khadidja, la sœur de son ami Malek, se retrouve perdue après l'emprisonnement de son frère.

Le récit est construit de telle façon que Khadidja est assez passive dans les premiers épisodes, restant à La Cabane (le repaire où les enfants jouent et Lyes vit) faire sécher le linge trempé après l’averse, pendant que les garçons vont à l’école ou gagnent le pain quotidien. Si, à première vue, ce traitement semble injuste, on conviendra qu'une petite fille d'environ 8 ans, toute seule dans une grande ville algérienne, sans famille ni ami·es (pas encore, en tout cas !), n'a en définitive pas vraiment d'autres choix à ce stade… On appréciera par la suite sa pugnacité pour faire libérer son frère et son esprit combatif qui ne recule devant rien.

 

Une production soignée pour raconter la Casbah

Enfin pour aborder l’aspect technique, la partie rig (on crée le “squelette” du personnage, les animateur·ices viennent ensuite bouger les articulations pour créer les séquences animées) et animation 2D numérique a été confiée au studio français Andarta Pictures. La plupart des scènes sont animées en pas de 3 (8 images par secondes), ce qui ne dérange en rien le confort de visionnage tant l’atout de la série n’est pas vraiment sa fluidité.  Les seuls passages qui pourront faire tiquer les spectateur·ices seront peut-être durant les scènes de courses poursuites, où l’animation un peu saccadée se fera plus facilement ressentir.

La série s’inscrit ainsi dans l’économie de la série d’animation française, en évitant les effets flamboyants et en se concentrant sur le message à faire passer. Le réalisateur, Antoine Colomb, multiplie ainsi les astuces de réalisation : effet parallaxe pour donner l’illusion de mouvement ; plans fixes évocateurs ; adopter le point de vue de Khadidja, cachée derrière un drap, pour éviter l’animation des bouches et dessiner seulement des ombres des personnages qu’elle regarde.

Le character design de Marine Vernhes s’avère lui aussi efficace avec un line art à l’aspect crayonné donnant un aspect BD franco-belge et une certaine fluidité qui s’accorde bien avec le dynamisme et l’agilité des enfants. Beaucoup de scènes chargées d’émotion passent par le regard et les pupilles, qui bénéficient d’un traitement minutieux.

La direction artistique d’Elodie Remy et les décors de Benoît Ciarlo (chez Panique ! et Lunanime) prolongent cet aspect, avec des bâtiments aux murs qui ne semblent pas droits, aux formes simplifiées, s’harmonisant alors avec l’aspect cartoon général de la série. Durant les plans larges, les couleurs des bâtiments dans le lointain sont appliquées par simples touches de couleurs, donnant un aspect impressionniste au tableau d’ensemble, renforcé par des couleurs très vives qui mettent en valeur la cité d’Alger, remplie de couleurs comme elle est remplie de vie.

Enfin, les voix — bien qu’un peu inégales — sont globalement bien castées : Philippe (Magali Rosenzweig) est convaincant en fils à maman un peu geignard et Khadidja (Alicia Hava) a une voix un peu éraillée, tantôt fragile dans les moments de doutes, tantôt piquante comme un hérisson lorsqu’elle doit se battre pour faire libérer son frère. 

Des personnages secondaires sont peu convaincants au début mais gagnent en authenticité par la suite. C'est le cas de Djamila, rencontrée au célèbre café Tantonville dans le premier épisode, qu'on retrouve plusieurs épisodes plus tard, avec plusieurs lignes de textes, et qui est interprétée à ce moment-là avec beaucoup plus de justesse dans le jeu. Le générique de fin laisse quant à lui planer un doute sur les comédiens et comédiennes qui interprètent les adultes, alors que les crédits des comédiens voix enfants sont affichés en face de leur personnage.

Le sort de Malek et ses liens potentiels avec le FLN/ les indépendantistes resteront assez flous et peu détaillés tout au long de la série : c’est en cela qu’on constate que la série reste « à hauteur d’enfant ». L’histoire se concentre principalement sur des problématiques de leur âge : comment assister au match de boxe du moment, rafistoler la « cabane » qui tombe en ruine, les chamailleries dans la cour d’école, etc. Tout cela est entremêlé avec les histoires d’adultes en toile de fond, sûrement pour les parents qui regarderont la série en même temps et/ou pour donner une première approche aux plus jeunes, sans qu’ils ne puissent encore saisir tous les tenants et aboutissants du conflit. En bref, c’est une véritable série « pour petits et grands » qui ne prend pas les enfants pour des idiots tout en racontant l’histoire à travers leurs yeux. 

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Par Kyuu