Critiques
Jentry Chau, une ado contre les démons
Entre folklore chinois et histoire de passage à l'âge adulte
07 mai 2025
Par Kyuu

Démons, pouvoirs ancestraux, triangles amoureux, vie lycéenne : Jentry Chau, une ado contre les démons réunit tous les ingrédients pour faire un bon cartoon qui plaira autant aux ados qu’aux parents qui sont passés par là avant eux. En convoquant des influences telles que la série X-Men (1997) et Avatar Le dernier Maître de l’Air en termes de ton et Over The Garden Wall pour la sincérité de la démarche, on est assuré d’être face à une série de passionné·es qui comprennent leur medium et leur cible.
Produit de son époque
La cible ado-adulte est peut-être l'une des plus compliquées à financer en animation. Dans le dernier numéro d’Ecran Total, magazine de référence pour les professionnel·les de l’animation, qui recense chaque année les projets en développement, on comptait tout simplement 0 projet sur la tranche 13-18 ans.
Jentry Chau Vs. The Underworld embrasse pleinement cette cible autant dans ses thématiques — en dépeignant la vie sentimentale complexe d’une jeune adolescente d’origine chinoise grandissant aux Etats-Unis d’Amérique— que dans sa forme — en multipliant les références à la génération Z. Pour autant, Echo Wu, créatrice et showrunner de la série, insiste sur la volonté de développer une série « que les enfants pourraient regarder avec leurs parents, et que les parents pourraient réellement apprécier ». Dans une autre interview, Ali Wong, productrice déléguée qui prête sa voix à Jentry, cite les séries X-Men: The Animated Series ou Avatar : le Dernier maître de l’air, comme des influences qui lui ont permis de trouver le ton juste pour la série.
Et Jentry Chau… sait parler à sa cible ! En commençant par son générique « Flame » qui met immédiatement dans l’ambiance : ultra dynamique et monté comme un clip de k-pop, il est interprété par le girls band américain KATSEYE.
Avec des poses icônisées en contre-plongée et l’utilisation des smears et des impact frames, les réalisatrices de l’opening, Jackie Cole et Yvonne Hsuan, sont allées chercher les français du studio La Cachette pour leur technique d’animation si unique qui emprunte à l’animation japonaise.
Le génie de ce générique, en plus de la musique entêtante et de son layout impressionnant, réside dans cet art délicat qui consiste à présenter tous les personnages et enjeux de la séjentryrie en quelques secondes, sans trop en révéler, mais d’une façon qui prend tout son sens une fois le dernier épisode achevé.
Et toute l’OST composée pour la série est du même niveau, avec des chansons principalement interprétées par des artistes coréennes ou ayant des origines chinoises comme Jessi, Yeaji, Jonah Wolf, Kenton Chen, etc.
Une quête d’identité
À travers l’adolescence
Dans cette histoire, nous suivrons donc Jentry Chau, jeune adolescente qui vient de fêter son 16ème anniversaire alors qu’elle étudie en Corée du Sud. Comme beaucoup d’ados de son âge, elle est fan de k-pop et chante au karaoké avec ses ami·es pour fêter cet événement. Mais cet anniversaire déclenche le réveil d’une malédiction qui va la forcer à se reconnecter à ses origines taoïstes et rentrer vivre avec sa grande-tante « Gugu » à Riverfork, au Texas.
Echo Wu ayant elle-même grandi dans la ville de Dallas au Texas, dans une maison « remplie d’objet traditionnels similaires à ceux que l’on peut trouver dans la maison de Gugu », on imagine sans peine que le sujet est très personnel pour la créatrice.
Pour la showrunner, le recours au folklore chinois participe aussi à cette représentation de l’adolescence : « Jentry n’a jamais été effrayée par les monstres. Ce qui lui fait vraiment peur, c’est de parler aux garçons. »

Pour ajouter un peu de subtilité à l’écriture ou bien prendre de la distance par rapport à sa propre histoire, Wu utilise ici la métaphore des pouvoirs pour raconter l’histoire de cette jeune fille coincée entre deux cultures, qui a du mal à trouver sa place. Elle raconte à Animation Magazine « J’ai grandi dans la banlieue près de Dallas, une zone marquée par les Républicains, et qui possédait une vision très tranchée de comment les choses devraient être. Ça allait au-delà des autres enfants qui venaient scruter mon déjeuner. Ça avait un aspect psychologique [...] incluant les habits que tu portais, la musique que tu écoutais, ce qui était considéré comme cool ou non… »
Élevée par sa grand-tante Gugu, Jentry n’a jamais connu ses parents, de « simples télé-marketeurs morts dans un accident de voiture », selon cette dernière. N’avoir jamais connu ses parents la prive alors de son héritage, qu’elle retrouve partiellement via ses nouveaux pouvoirs pyrokinésiques, mais le flou qui les entoure rend difficile leur totale maîtrise et acceptation. Au départ forcée par sa grand-tante à apprendre à les maîtriser pour affronter le monde des ténèbres, elle semble constamment en lutte avec cet héritage qu’elle n’a pas choisi, et cette voie qu’on a tracée pour elle.
L'élément de feu est évidemment un choix hautement symbolique pour représenter cette période de bouillonnement et de rébellion qu’est l’adolescence, où l’on cherche à aller à contre-courant des ambitions que nous renvoient notre famille et surtout nos parents. Sans compter que dans le cas de Jentry, ses pouvoirs sont associés au traumatisme de leur éveil, qui, lorsqu’elle était enfant, a conduit à l’embrasement de la ville de Riverfork.

Ce passif ne va pas faciliter son intégration dans sa nouvelle école. Au départ, elle est ostracisée par les autres élèves, qui ne voient en elle qu’un monstre, la fille qui a brûlé la moitié de la ville lorsqu’elle était enfant avant de disparaître en Corée. Ses pouvoirs représentent alors cette double épreuve, celle de grandir en tant qu’adolescente et chinoise dans la société américaine du Texas. C’est seulement en apprenant à maîtriser ses pouvoirs destructeurs et ses émotions, que Jentry parviendra à s’accepter telle qu’elle est avec son passé, ses traumas, ses forces, ses faiblesses.
On a à faire à un personnage au final assez complexe, qui passe par des dizaines d’états émotionnels différents en seulement quelques 13 épisodes. C’est une complexité qu’a parfaitement su saisir son interprète Ali Wong, qui s’est pleinement immergée dans le personnage, en participant aux sessions d’écriture et en s’investissant à fond dans les sessions de lecture.
Un cast secondaire bien traité
Pour le reste, la série suit les ficelles du cartoon adolescent, avec ses triangles amoureux, quiproquos, identités cachées, et comédie slapstick grâce au sidekick rigolo, incarné ici par « Ed », ancien démon repenti, un peu maladroit et pas très effrayant. Interprété par Bowen Yang, on sent immédiatement l’expérience d’un comédien passé par le SNL (Saturday Night Live), qui lui permet de sortir des répliques du tac-o-tac, d’ajouter de l’improvisation ou de questionner les dialogues pour ajouter une touche personnelle.

Cependant, contrairement au format « fleuve » d’une série type « le méchant de la semaine », la force de la série est de ne durer que 13 épisodes x 30 minutes, évitant au spectateur de se lasser de ces canons du genre, tout en prenant le temps de développer les arcs narratifs de chaque personnage.
Le « Painted Skin Demon » prolonge les questionnements sur la véritable identité et l’image de soi que l’on projette aux autres. Conditionné par sa nature de métamorphe, il étudie les goûts de Jentry afin d’adopter la version qui sera la plus probable de lui plaire. Sans surprise, Jentry est rebutée et ne veut pas d’une personnalité toute faite mais préférerait découvrir « qui il est véritablement, au fond de lui-même ». Mais toutes les vérités ne sont pas bonnes à connaître, et Jentry sera encore plus horrifiée de découvrir la véritable nature de son camarde. Alors, dans un retournement de structure aussi vieux que le genre de l’horreur lui-même (avec Frankenstein comme exemple idéal-type), celui qui passait pour le monstre en apparence se révélera comme le plus humain de tous dans son comportement, conduisant les autres personnages à questionner leur propre humanité.
Michael Olé de son côté, l’ami d’enfance de Jentry, nourrit une passion secrète pour les arts, alors que toute sa famille et sa condition physique le prédestinent à faire du foot US au niveau professionnel. Lui aussi devra ainsi affronter le futur tout tracé par ses parents, la société, et choisir d’abandonner délibérément quelque chose pour lequel il s’avérait naturellement doué, pour poursuivre une carrière moins évidente, mais qui le passionne. Comme pour l’héroïne avec le taoïsme, la série semble amener Michael vers la reconnexion à ses racines africaines à travers le développement de pouvoirs, mais on n’apprendra pas grand-chose là-dessus finalement. Ainsi, bien que globalement très bien construites, certaines sous-intrigues semblent un peu bâclées car on sent que la série a été conçue pour tenir en une seule saison.
Un autre exemple révélateur de cette écriture « rushée », c’est le personnage de Stella Gonzales dont certaines actions et décisions semblent peu crédibles au regard de tout ce qu’elle traverse. Les auteur·ices n’ayant pas eu le temps de lui créer une véritable storyline amoureuse au cours des 13 épisodes, iels nous font entrevoir dans les dernières minutes un potentiel coup de foudre, mais son caractère expéditif le fait surtout apparaître comme un lot de consolation.
Enfin, même le personnage d’Ed, au départ cantonné au rôle de sidekick rigolo, révèle une personnalité plus complexe au fil des épisodes. On découvre notamment qu’il souffre de ce statut de clown qui va en contradiction avec sa nature de Jiangshi, un démon qui est censé terrifier les mortels. Mais en même temps, il trouve une certaine popularité sur Tiktok, montrant qu’il excelle dans ce rôle d'entertainer né ! Ainsi, comme pour Michael et Jentry, au départ forcé de poursuivre une voie qu’il n’a pas choisi, il va finir par faire la paix avec, pour trouver une troisième voie, celle d’un Mogui drôle et terrifiant à la fois !

Et une réflexion sur le deuil
L’immersion dans un monde de légende inconnu de la plupart du public occidental permet de remporter immédiatement l’adhésion du public, comme les yôkai et traditions shintoïstes dans les animes ou bien les légendes du Cantal de Ulysse Malassagne dans Collège Noir. Ainsi, Jentry se retrouve à devoir affronter le terrible Mr. Cheng, un « mogui » (une sorte d’esprit maléfique), et les « jiangshi » à ses trousses (des cadavres contrôlés par un maître taoïste). Elle rencontre également Ox-Head et Horse-Face, deux gardiens de « Diyu », le royaume des morts.

Alors, bien sûr, la série n’est pas « terrifiante » au sens propre, ce n’est pas réellement une série d’horreur, toutefois, elle emprunte adroitement des éléments visuels et d’ambiance à ce genre, ce qui lui donne une certaine atmosphère et renforce le côté oppressant que peut revêtir parfois cette délicate période qu’est l’adolescence. Les créateur·ices de la série citent par exemple Over The Garden Wall comme influence, une série qui de la même façon n’est pas la « plus flippante du monde », mais retranscrit bien cette ambiance inquiétante façon Contes de Grimm : « Les films d'horreur ont tendance à être parfois très ternes et désaturés. Mais nous voulions avoir ces néons brillants, ces contours remplis de lumières vives, qui viennent souligner la silhouette des personnages. Nous voulions le faire d'une manière qui sonne juste par rapport à nos intentions. »
Kal Athannassov, le superviseur du design des personnages explique qu’ils ont dès le début choisi un aspect très cinématographique (en dépit du style cartoon général), avec des ratios d’images très larges pour imiter le format cinémascope ou des aberrations chromatiques — en somme des techniques qui viennent de la prise de vues réelles — tout cela pour créer une véritable série TV ambitieuse qui ne fasse pas cheap. On retrouve en parallèle des codes du genre de l’horreur avec quelques screamers (légers) et ce bruitage si caractéristique de cordes de violons qui semblent se rompre une à une.
Ce cadre permet de poser la question de la mort et ce qu’on y trouve après.
À commencer par le grand antagoniste de la série, Mr. Cheng, autrefois un homme ordinaire, mais qui a un jour embrassé le côté obscur pour essayer de ressusciter sa fille. Il est à présent à la recherche de Jentry, dont les pouvoirs auraient la capacité de ramener sa fille décédée. Mais les amateur·ices de séries du genre, et notamment celles et ceux ayant regardé Fullmetal Alchemist ont retenu la leçon « Pour chaque chose reçue, il faut en abandonner une autre de même valeur », et quoi de plus précieux que la vie humaine ?
Par ailleurs, Mr. Cheng prolonge la thématique des parents qui choisissent une voie pour leurs enfants en voulant absolument ressusciter sa fille, qui elle n’a rien demandé…
La question de la parentalité est alors au cœur de la série avec des adultes qui ont fait des erreurs en se méprenant sur ce qu'ils pensaient être le mieux pour leur famille et en ont parfois payé les conséquences. Alors à présent, comment se racheter, expier ses fautes pour passer dans l’autre monde et ne plus rester un fantôme dans l’entre deux, tout en faisant en sorte d’offrir la meilleure vie à celles et ceux qui sont resté·es ?

Echo Wu livre avec Jentry Chau… une histoire qui parlera certainement beaucoup aux enfants qui ont dû grandir entre deux cultures, mais également une histoire universelle sur le passage à l’âge l’adulte, qui résonnera autant avec les ados qui font face à ce défi, qu’aux parents qui l’ont expérimenté avant eux. Le tout est livré dans un emballage pop aux couleurs saturées rempli de références pour les Gen Z ! La forme pourrait finir par passer de mode un jour, mais le message de fond restera.