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« L'animation n'est pas un genre, l'animation c'est le cinéma, et l'animation est prête à passer un nouveau cap. » Pour certain·es, le discours de Guillermo Del Toro aux Oscars sonne comme un gentil encouragement un peu creux. Mais en réalité, il fait référence à l'histoire méconnue de l'animation aux Oscars et lance ici un cri de ralliement à tous·tes celles et ceux qui aiment l'animation.



Pour la 95e cérémonie des Oscars, Guillermo Del Toro a gagné le troisième Oscar de sa carrière avec son adaptation de Pinocchio. Guillermo Del Toro est un grand réalisateur de cinéma Mexicain qui a été révélé au grand public avec Le labyrinthe de Pan en 2006 puis a été consacré par la critique pour La forme de l’eau en 2017 qui gagnera l’Oscar du meilleur film et du meilleur réalisateur en 2018. Guillermo Del Toro avait remercié en 2017 les grands films et les grands réalisateurs étrangers qui lui avaient donné envie de faire ce métier tout en encourageant la future génération de réalisateurs à se lancer dans le monde du cinéma, ce qui est assez classique pour un discours des Oscars.

🧐 Anecdote
Dans son premier discours, il a remercié Steven Spielberg et a rapporté une de ses paroles dans son discours. Steven Spielberg est la personne la plus remerciée de tous les temps dans les discours de réception d’Oscar. La deuxième personne étant …Dieu ! (si si, je vous jure, c’est une vraie anecdote !).

Cependant, cette année, il a décidé de marquer le coup et, alors qu’il est annoncé comme gagnant, il fait monter tou·tes les nominé·es sur scène en expliquant que l’animation n’est pas un genre, que l’animation c’est du cinéma et que l’animation est prête à passer un nouveau cap. Certains pourront penser que cette déclaration est ingrate pour un homme qui vient de recevoir l’Oscar du meilleur film d’animation juste après un Golden Globe. Mais, ne vous y trompez pas : derrière l’Oscar du meilleur film d’animation, se cache la plus grande injustice faite au cinéma d’animation ;  une injustice symptomatique de la place que l'institution donne à l'animation dans son ensemble.

 

1. À quoi ça sert, un Oscar ?

Pour bien comprendre le problème qui touche l’Oscar de l’animation, il faut comprendre avant tout ce qu’est un Oscar. The Academy Awards ou Oscars sont une série de récompenses offertes aux meilleurs films de l’année. La cérémonie est née en 1927 et compte à sa création 7 catégories. Elle fait voter les membres de “The Academy of Motion Picture Arts and Sciences” pour savoir quels films ont marqué l’année. La cérémonie  – qui était au début une récompense interne à la profession  – va progressivement gagner en renommée pour devenir finalement une institution reconnue de tous. Le tournant majeur étant la retranscription TV de l’événement à partir de 1953 qui va rendre les Oscars encore plus populaires et en faire un divertissement annuel très attendu et donc très couvert par la presse.

Aujourd’hui, la cérémonie des Oscars a bien changé et l’on compte 24 récompenses couvrant tous les aspects du cinéma (effets spéciaux, costumes, décors…) ainsi qu’une retransmission mondiale de l’événement. C’est là que réside l’intérêt moderne des Oscars aussi appelé l’Oscar bump, tous les films nominés ou vainqueurs aux Oscars obtiennent de facto une publicité internationale qui fait exploser leurs recettes. Même si certains expliquent que recevoir un Oscar est en soi une récompense inestimable, les distributeurs sont plus honnêtes.

Un PDG (anonyme) de société de distribution un soir de victoire aux Oscars.

Une nomination aux Oscars fait gagner en moyenne 14 millions de dollars et la victoire aux Oscars 20.3 millions de dollars !!! Certains distributeurs de films seront ainsi prêts à dépenser plusieurs millions de dollars en lobbying pour s’assurer d’être dans la liste des “chanceux” nominés aux Oscars de cette année.

 

2. L’histoire de l’Oscar de l’animation

L’Oscar du meilleur film d’animation apparaît pour la première fois en 2001 et récompense son premier film d’animation avec Shrek de Dreamworks. On a eu droit à des incrustations de Shrek et de l’âne dans le parterre des invités, et chaque année depuis, des films sont nominés et le plus méritant gagne la statuette. Enfin c’est ce qu’il paraît… 

 

En réalité, l’histoire est un peu plus compliquée que cela. Le tout premier film d’animation à gagner une statuette est Blanche Neige et les 7 nains. Après une nomination pour meilleure musique en 1938, l'Académie décide l’année suivante d’offrir un Oscar d’honneur à Walt Disney (un grand Oscar avec sept petits Oscars). À l’époque, les Oscars d’honneur étaient là pour récompenser les films qui n'entrent dans aucune case (les premiers films à recevoir des Oscars d’honneur sont d’ailleurs les films étrangers, avant qu’une catégorie entière ne leur soit consacrée).

🧐 Anecdote
Il s’agit du deuxième Oscar de Walt Disney après un Oscar d’honneur en 1931 pour récompenser la création de Mickey Mouse.

Puis, pendant 54 ans, on ne verra plus de film d’animation dans la catégorie reine du meilleur film. Les films d’animation vont pendant cette période se contenter de récompenses moins prestigieuses comme l’Oscar de la meilleure bande-son ou l’Oscar de la meilleure chanson originale qu’ils vont souvent gagner grâce à l’hégémonie des comédies musicales Disney. Ainsi, Sous l’océan la chanson de La petite sirène va gagner en 1989 l’Oscar de la meilleure chanson originale.

Mais le vrai changement arrive en 1991 quand La belle et la bête explose le Box-office américain et se retrouve nominé dans la catégorie reine du meilleur film. Le film s'incline finalement devant Le silence des agneaux mais il fera grand bruit et gagnera tout de même un Oscar musical. Même si le film perd, il restera le bon souvenir de la cérémonie où les chansons ont été chantées en live avec danseurs et décors façon Broadway (ci-dessous). L’industrie se rassure et cet incident est derrière elle, après tout l’animation en 1991 ça n'a pas d’avenir … pas vrai hein ?

(Angela Lansbury, Paige O'Hara, Richard White & Jerry Orbach, 
Beauty & The Beast - 1992 Academy Awards)

 

3. Le problème des années 90

Pour ceux qui comme moi ont grandi en consommant de l’animation des années 90 vous savez à quel point ces années ont été aussi bien à la télévision qu’au cinéma l’âge d’or de l’animation. Pendant cette décennie, l’animation devient incontournable.

Car durant une longue période on pouvait vivre comme critique de cinéma et comme cinéaste en passant complètement à côté du monde de l’animation. Dans un premier temps, cela est dû à la plage de diffusion de l’animation. À l’époque de Hanna-Barbera et de Tex Avery les courts-métrages d'animation étaient diffusés avant le “vrai film” et étaient un moyen pour les chaînes de cinémas d'ajouter de la plus-value à leur ticket mais aussi de se différencier des autres chaînes de cinémas. On préférait donc aller voir son film dans un cinéma qui diffuserait Droopy avant Lawrence d’Arabie à un cinéma qui diffuserait Tom et Jerry.

Problème: tout change en 1990 lorsque les films d’animation (particulièrement de Disney) entrent dans une phase de maturité à la fois artistique et marketing, et atteignent des scores sans précédent au Box-office. 

NomAnnéeBox office monde
La petite sirène1989235 millions
La belle et la bête1991425 millions
Aladin1992504.1 millions
Le roi lion1994968.5 millions
Pocahontas1995346.1 millions
Toy Story1995394.4 millions
Le bossu de Notre dame1996325.3 millions
Hercule1997252.7 millions
Mulan 1998304.3 millions
Tarzan1999448.2 millions

Il faut se rappeler qu'il s'agit de dollars de l’époque. La même époque où Eddy Murphy blaguait dans un film que 35 $, c’est vraiment un prix abusé pour entrer à Disneyland !

Comprenez la révolution : en 1994, Le roi lion est deuxième au Box-office US. La même année, le troisième film au Box-office est True Lies qui a rapporté deux fois moins ! L’industrie est en train de changer et un problème se pose : les critiques ne connaissent pas l’animation. 

L’animation c’est l’horlogerie du cinéma. L'animation est la partie la plus technique et la plus complexe du cinéma. Donc, il est quasi impossible pour des gens extérieurs au milieu de l’animation de juger une œuvre d’animation. On a donc d’un côté des œuvres qui sont des moteurs de l’industrie et de l'autre des experts incapables de les juger. Un choix a donc été fait en 2001, celui de récompenser tous les ans un film d’animation maintenant qu’il s’agit d’une part non négligeable de l’industrie. Et maintenant, 23 ans et 90 films nominés plus tard, l'Oscar de l’animation est bien cimenté… ah oui bien cimenté… dans un coin de la pièce. 

 

4. L’Oscar de l’ignorance

Il y a des Oscars nobles : 

  • Meilleur réalisateur
  • Meilleur scénario
  • Meilleur premier rôle

Il y a des Oscars techniques : 

  • Meilleurs Effets Visuels
  • Meilleurs Costumes

Et il y a aussi un Oscar dont le jury se fiche : Meilleur film d’animation

Ce que je dis là n’est ni du cynisme, ni une interprétation partisane mais plutôt le résultat de la lecture des commentaires de vote du jury des Oscars. Pour ceux qui l’ignorent, les membres du jury ont le droit de justifier leur vote (ou leur abstention) lors d'interviews anonymes. Bien sûr, ces commentaires n’émanent que d’une fraction du jury complet des Oscars, mais il donne un bon aperçu de ce que l’élite du cinéma américain pense de l’animation. À défaut de tous les citer, je vous offre ici un florilège dont l’arrière-goût amer ne vous laissera pas indifférents.


2014

« Je n’ai vu aucun des films de la sélection. Je n’ai pas le moindre intérêt pour ces films. J’en ai fini avec ces films à l’âge de 6 ans. Mon fils m’a traîné au cinéma pour en regarder quand il avait 6 ans ; je le laissais s’asseoir puis je quittais la salle pour passer des coups de téléphone.
Mon vote : je m'abstiens. » 


2014

« Je n’ai pas vu tous les nominés.
Mon vote : je m’abstiens. »


2015

Je ne regarde que les films que mes enfants veulent voir, donc je n'ai pas vu Boxtrolls mais j’ai vu Big Hero 6 et Dragon 2. Nous avons tous eu une connexion avec Big Hero 6 - je le trouve plus satisfaisant. Pour moi, le film LEGO a été snobé et il est dommage que Chris Miller et Phil Lord ne soient pas là. Un film qui a autant de succès, d’impact culturel et de résultat au Box-office ; éclipsé par deux putains de “saloperies Chinoises” que personne n’a vues (NdlR : référence au film japonais Les contes de la princesse Kaguya ainsi qu’au film Irlandais Le chant de la mer). 

Là est ma plus grosse plainte ! La majorité des gens ne savait même pas ce qu'étaient ces films ! Comment on a pu laisser cela arriver ? Pour moi c’est la chose la plus ridicule que j’aie jamais vue.
Mon vote : Big Hero 6.


2015

J’ai vu les 5 films. J’ai aimé me poser en famille devant les films. On a tous adoré Big Hero 6 et il n’y avait ni discussion, ni discorde, ni débat. Les enfants l'ont regardé 3 fois - qu'est-ce que cela révèle ?

Mon vote : Big Hero 6


Même si ces extraits sont sélectionnés par mes soins et que certains juges se montrent plus professionnels par rapport à la tâche qui leur incombe, ces quelques commentaires révèlent une tendance de fond parmi le jury. 

« L’animation c’est pour les enfants et ce n’est pas vraiment du cinéma. »

Les membres du jury des Oscars sont souvent d’ancien·nes acteur·ices, producteur·ices, monteur·euses qui ont elleux-mêmes travaillé sur des films oscarisés. Or, tous ces gens ne sont pas formés pour critiquer de l’animation, car l’animation ce n’est juste pas leur métier. De plus, la majorité des films oscarisés sont des drames, catégorie très réservée aux adultes consommateur·ices de cinéma et presque diamétralement opposée au ton plus léger de la majorité des films d’animation produits qui est “une catégorie pour enfants”.

Donc aux Oscars de l’animation, plus que le mépris, c’est bien plus probablement la méconnaissance du sujet qui est la source des dérives. La dérive la plus courante étant malheureusement le commerce d'influence.

 

5. L’influence aux Oscars

La corruption est totalement interdite aux Oscars et aucun membre du jury des Oscars n’a jamais reçu un centime de la part d’une société de distribution. Mais, les distributeurs ont le droit - comme toute entreprise vendant un produit - d’organiser des campagnes marketing pour le produit dont elles ont les droits. Donc, les grandes sociétés de distribution ont le droit de faire une campagne publicitaire sous n’importe quelle forme. 

Pour ceux qui l’ignorent, la publicité pour un film est une part importante du budget du film. Pour certains blockbusters, le budget communication peut même atteindre des sommes équivalentes aux coûts de production du film. Étant donné qu’une nomination ou un oscar peut rapporter plusieurs millions de dollars certaines sociétés ne cachent pas dépenser des millions dans des campagnes publicitaires adressées spécialement aux membres du jury des Oscars. 
Ces campagnes sont désignées sous le nom “campagne pour votre considération”. Elles consistent à organiser des rassemblements où les membres du jury des Oscars sont invités. Dans ces événements, les membres du jury ont l’occasion de rencontrer le directeur du film, les acteurs du film, des acteurs connus qui sont eux aussi invités, et des journalistes en grand nombre qui prendront des photos et donneront une couverture média à l’événement. Ces campagnes sont là pour brosser l’ego des juges dans le bon sens mais aussi pour que le jury VOIE LE FILM. Dans la plupart des cas, ces événements sont centrés autour d’une projection privée du film avec questions-réponses en fin de séance et un banquet. 

🧐 Anecdote
D’ailleurs, les grandes sociétés de distribution ne reculent devant rien et suivent les membres du Jury à travers tout le pays, organisant les projections là où le jury se trouve ; aussi bien à Los Angeles, Santa Fe, la station de ski d' Aspen, les plages de Hawaï (deux lieux de vacances très prisés aux US) ou les maisons senioriales de Los Angeles (dans lesquelles vivent beaucoup des membres du jury).

Ces événements ont pour but de graver l’expérience du visionnage du film dans la mémoire du jury pour qu’au moment de choisir les nominés, le film sorte comme une évidence des films qui ont marqué l’année.


Évidemment, ce genre de communication coûte cher et elle n’est réservée qu’à l’élite des distributeurs mondiaux. Résultat, les films supportés par des distributeurs plus modestes ont moins de place aux oscars. Après, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, régulièrement l'académie va nominer des films d’animation soutenus par de plus petites sociétés mais c’est simplement plus rare que pour d’autres grandes sociétés de distribution qui auront, elles, la capacité de faire voir aux membres du jury les qualités artistiques de leur film. J’adore les films Disney/Pixar et je ne peux critiquer la qualité artistique de ces œuvres, simplement il faut voir que leur domination sur la compétition est partiellement due à une société de production qui a les moyens de mettre en avant les œuvres de ses créateurs.

 

6. Disney la machine à récompenses 

Depuis la création de l’Oscar du meilleur film d’animation, la compétition est dominée par la Walt Disney Company, ainsi que sa filiale la Buena Vista Pictures Distribution qui distribue des films étrangers coproduits par Disney aux US (comme les films des studios Ghibli produits avant 2010).

Ce règne est tout de même remis en question avec des films d’autres studios récompensés de la statuette. On remarquera aussi que parmi les 22 studios qui ont été nommés depuis 2001, les seuls à avoir gagné sont ceux qui sont associés avec une grosse société de distribution.

Comme je l’ai indiqué plus tôt, les Oscars sont avant tout une bataille d’influence et les seuls à pouvoir jouer sont ceux capables d’investir un budget conséquent dans une campagne marketing.

Je ne remets pas en question ce système qui, on doit le reconnaître, a permis à des films et à des studios d’être révélés au monde et de toucher un plus vaste public. Les plus notables étant Brendan et le secret de Kells et Le voyage de Chihiro qui n'auraient jamais fini dans le petit cinéma de mon quartier sans la place que leur ont donné les Oscars. 

Ce système a permis la traduction en français de tous les Ghibli qui passeront après Le voyage de Chihiro, il a permis à un moi plus jeune de découvrir le monde merveilleux de l’animation avec Ponyo sur la falaise ou Brendan et le secret de Kells qui m’a hypnotisé. Ma culture cinématographique a été forgée par ce système et mon amour de l’animation a grandi avec. 

Mais est-il toujours aussi pertinent ?

 

7. Le monde change, changeons le système

En deux décennies le monde a beaucoup changé et de tous les aspects de notre vie l’un des plus impacté a été l'accessibilité aux divertissements. Dans un monde où la culture audiovisuelle était le monopole de quelques sociétés de distribution télévision et cinéma, l’Oscar du meilleur film d’animation avait du sens pour permettre à une part méconnue et presque boudée du cinéma d’avoir la caisse de résonance des Oscars.

Maintenant, l’animation n’est plus du tout une niche. Entre l’avalanche de produits arrivés du Japon, la renaissance des chaînes du câble américain et l'arrivée de la SVOD, l'animation est partout. Qui aurait cru que Rick et Morty, Spider Verse ou Gravity Falls auraient trouvé leur public ? Qui aurait cru que la société Netflix arriverait à financer le film en stop motion d’un réalisateur dont c’est le rêve d’enfant de reprendre le Disney qui l’a le plus fasciné ?

Le monde a changé et il est peut-être temps de dire adieu à cet Oscar qui a commencé comme un trampoline et fini comme un plafond de verre. Pour le meilleur et pour le pire il a façonné une partie du cinéma moderne. Guillermo Del Toro l’a redit au Golden Globes : 

« L’animation, c’est le cinéma. L’animation, ce n’est pas un genre pour enfants. »

Maintenant que le public est prêt, il est temps que l’animation prenne la place qui est la sienne au premier rang du cinéma ! Car si on en croit Méliès, le cinéma est là pour « reproduire les rêves » et je crois bien que moi, l’animation me fait rêver.

 

Fin de l'article
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Par Jonas