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Disney censure des personnages transgenres
Les limites du queerbaiting
19 décembre 2024
Par Les4elements
Dans un climat politique américain qui favorise la transphobie, Disney a choisi d'invisibiliser la transidentité dans deux de ses futures productions. C'est un recul majeur pour un groupe qui veut s'afficher publiquement comme l'allié des personnes LGBTI+, mais qui en réalité participe de leur invisibilisation. Cette stratégie, qui cherche à ménager la chèvre et le chou, n'est rien de plus que du queerbaiting qu'il faut dénoncer.
La recette de Disney pour invisibiliser la transidentité
Après le report de l'épisode "The Gatekeeper" de la série Moon Girl and Devil Dinosaur — qui fait la part belle à un récit sur la transidentité —, Disney décide de censurer un personnage transgenre de la série Win or Lose (Pixar), avec pour objectif de le rendre « cisgenre et hétéro », d'après les dires de la comédienne qui l'interprète.
Pourtant, les extraits censurés de la série Win or Lose qui ont fuité sous la forme d'un animatique ne laissaient présager que du bon pour le traitement de ce personnage transgenre. On y voit une adolescente en proie au doute sur son passing : elle n'est pas complètement à l'aise avec sa voix et son apparence physique, et elle s'interroge sur l'image qu'il renvoie aux autres, en particulier au moment de se rendre aux toilettes publiques. Cette situation concrète, qui souvent suscite des paniques morales bien crasses, permettait d'amener avec pédagogie un récit authentique sur la transidentité.
Le récit donne parfaitement à voir ce qu'est la dysphorie de genre : en s'observant dans le miroir ou en écoutant le son de sa voix, le personnage vit une crise de dysphorie de genre et sa propre perception de lui, fragmentaire et incertaine, nous est donnée à voir. Comme souvent, l'animation est un médium parfait pour exprimer les subtilités de l'esprit, qui échappe parfois à notre contrôle et qui déforme notre perception du réel.
De tout cela, il ne restera rien. L'histoire de la série sera revue pour couper l'intrigue sur l'identité de genre du personnage et quelques lignes de dialogue seront tout simplement enlevées.
La comédienne et sa mère s'expriment sur le sujet
Chanel Stewart, la comédienne qui interprète le personnage au centre de cet épisode de Win or Lose, elle-même transgenre, s'est exprimée par voie de presse à l'annonce de ce choix.
« [On m'a dit que] mon personnage serait désormais une fille cis, une fille cisgenre et hétéro. Donc ouais, c'est tout ce qu'ils m'ont dit — et que je faisais toujours partie de la série. »
« J'étais vraiment abattue. Dès que j'ai eu le script, j'étais impatiente de partager mon histoire pour inspirer et encourager d'autres jeunes personnes transgenres. Je savais que ça serait une discussion importante. Les histoires des personnes trans comptent et méritent d'être entendues. »
« Oh mon dieu, c'était dingue. » se souvient Chanel Stewart. « [Ce personnage], je l'arborais comme un badge. Je l'arborais avec fierté. Je l'arborais avec honneur parce que ça voulait dire tellement pour moi. L'idée de représenter authentiquement une adolescente transgenre me rendait très heureuse. Je voulais le faire pour les enfants transgenres comme moi. »
Sa mère, qui a reçu l'appel de Disney, raconte : « Ça m'a attristée parce que ma fille est transgenre et que c'est sa vie. J'ai senti que c'était très important que nous ne cachions pas ce fait. Il y a certainement des parents qui ne sont pas prêt à avoir cette conversation, mais c'est le monde dans lequel nous vivons et tout le monde devrait être représenté. Tout le monde mérite d'être reconnu. Et cet événement est apparu comme un nouveau recul pour la communauté LGBTQ, parce que c'est vraiment dur pour les adolescent·es transgenres… et toutes les personnes transgenres. En particulier quand vous êtes jeune et que vous essayez de comprendre comment naviguer dans ce monde et d'être capable de grandir pour devenir vous-même. »
Le queerbaiting de Disney
Si d'une part, Disney utilise sans gêne le mois des fiertés LGBTI+ sur les réseaux sociaux ou dans ses parcs d'attraction pour se construire une image d'entreprise inclusive, il censure d'autre part ce qui ne rentre pas dans l'hétéronormativité au sein de ses productions.
S'il fallait un bon exemple de queerbaiting, celui-ci est tout trouvé. Car sur ce sujet, si quelques communications sur les réseaux sociaux remplies de solidarité envers les personnes LGBTI+ sont toujours les bienvenues, on estimera bien plus les entreprises de production qui portent des personnages aux représentations variées et non stéréotypées.
En 2022, lors de l'affaire du projet de loi LGBTphobe des Républicains en Floride (surnommé « Don't Say Gay », littéralement « Ne Dites Pas Gay »), Disney avait eu une communication catastrophique, ne voulant pas prendre position dans un premier temps, pour finalement le faire après que la loi soit adoptée. Cette loi, adoptée en février 2022, encadre désormais sévèrement les discussions sur la sexualité et l'identité de genre à l'école, de sorte qu'elles soient gérées par les parents d'un enfant et non plus par le système éducatif. Cette loi rétrograde, qui s'attaque à l'éducation à la vie affective et sexuelle (pourtant essentielle), stigmatise davantage les élèves LGBT+. A la suite de la communication chaotique de la firme, Bob Chapek, président-directeur général de la Walt Disney Company avait ainsi indiqué : « Vous aviez besoin que je sois un meilleur allié dans le combat pour l'égalité, et je vous ai laissé tomber. Je suis désolé. » avant de promettre « Je suis déterminé à travailler avec vous tous et à continuer de m'engager avec la communauté LGBTQ+ pour devenir un meilleur allié. »
Au fil des années, nous avons eu les échos de plusieurs arbitrages de Disney qui dessinent une politique de longue date en la matière : faire rentrer dans la cis-hétéronormativité leurs personnages ou tout simplement les couper du scénario. Dans les productions et à toutes les étapes, c'est une lutte perpétuelle des créateur·ices pour porter des récits innovants et inclusifs, où Disney a logiquement toujours le dernier mot.
Mais pour quelle raisons Disney fait le choix de couper des scénarios les personnages LGBTI+ ? C'est encore le principal concerné qui l'explique le mieux :
« Quand il s'agit de production animée pour une audience assez jeune, nous admettons que beaucoup de parents peuvent préférer discuter de certains sujets avec leurs enfants de la façon qu'iels le souhaitent et quand iels l'entendent. » |
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“When it comes to animated content for a younger audience, we recognize that many parents would prefer to discuss certain subjects with their children on their own terms and timeline.” |
Source : Porte-parole de Disney pour Hollywood Reporter (17 décembre 2024) |
En termes entrepreneuriaux soigneusement choisis, Disney justifie sa censure en se rangeant derrière la liberté éducative des parents. Avec un peu de contexte, on comprend que pour Disney, il est préférable de faire rentrer de force les personnages de son animation jeunesse dans la cishétéronormativité pour ne pas froisser les lobbys conservateurs. Il faut comprendre que les associations et collectifs américains de parents conservateurs sont très puissants et lourdement financés afin de faire pression sur les grands groupes tels que Disney. De plus, la firme aimerait séduire de nouveaux marchés, comme le marché chinois, pas toujours ouverts à des représentations qui sortent des normes. C'est à partir de ces éléments-là que Disney arbitre.
En revanche, ce que ne dit pas Disney, c'est que l'élection de Donald Trump a suscité un climat transphobe particulièrement violent et offensif, qui l'encourage certainement à lisser encore plus ses productions. Dans ce contexte, Disney ménage la chèvre et le chou : il faut continuer à paraître publiquement comme les allié·es des personnes LGBTI+ tout en ménageant les parents et lobbies LGBTphobes : cette situation, où tout n'est en définitive qu'une question d'audience et de profit, est tout simplement intenable.
Contrairement à ce que pense Disney, il est vital que les œuvres d'animation jeunesse aient des personnages de tous les horizons possibles pour que les enfants puissent s'identifier à une multitude d'imaginaires. Les représentations jouent un rôle essentiel dans la construction des individus, non seulement pour se construire en sachant que leur identité quelle qu'elle soit est valide — encore plus lorsque leurs parents sont oppressif·ves ; mais aussi, pour être capables de reconnaître l'altérité chez les autres et savoir se comporter en allié·es avec les personnes issues des minorités. Bref, il y a un paysage animé inclusif à imaginer pour participer de la déconstruction des modèles d'oppressions inculqués dès la plus jeune âge.
Notre souhait : des récits pour toutes les identités de genre !
Par ces censures, Disney fait la triste démonstration qu'il n'est pas un allié fiable de cette lutte, arbitrant en faveur des mouvances transphobes qui parcourent les Etats-Unis ou pour satisfaire aux exigences du marché asiatique. En définitive, entre les mots et les actes, il y a parfois un fossé.
Les représentations des minorités (LGBTI+, ethno-raciales et les représentations des personnes en situation de handicap) sont essentielles pour rendre compte de la richesse et la variété des groupes sociaux. Ces minorités font partie intégrantes de la société et leur invisibilisation dans les œuvres d'animation est la continuité d'un système d'oppression, qui leur fait penser qu'il n'y a pas de place pour elleux dans cette même société.
Et maintenant ? La lutte continue pour avoir des représentations queers de qualité dans un paysage animé majoritairement cisgenre et hétéro. Nous le ferons en valorisant les œuvres d'animation qui font la part belle aux récits innovants qui remettent en cause les normes sur la façon de vivre son amour, sa sexualité ou son identité de genre et en dénonçant ce genre de censures à chaque fois que c'est possible.
- Deadline - ‘Win Or Lose’ Transgender Actress Speaks Out After Disney Cuts Her Storyline: “Very Disheartened” https://deadline.com/2024/12/win-or-lose-transgender-actress-speaks-after-disney-cuts-storyline-1236209109/
- Leak de l'animatique censuré de Win Or Lose : https://x.com/LostMediaBuster/status/1869126826905469385 / https://archive.org/details/ksnx09
- Hollywood Reporter - Disney Pulls Transgender Storyline from Pixar’s ‘Win or Lose’ Streaming Series (Exclusive) https://www.hollywoodreporter.com/tv/tv-news/disney-pulls-transgender-storyline-win-or-lose-1236088172/
- Polygon - Disney reportedly pulls Marvel’s Moon Girl and Devil Dinosaur episode over trans athlete story https://www.polygon.com/news/479614/disney-reportedly-pulls-marvels-moon-girl-and-dinosaur-episode-over-trans-athlete-story
- Moon Girl and Devil Dinosaur Wiki - The Gatekeeper https://moongirlanddevildinosaur.fandom.com/wiki/The_Gatekeeper#Trivia
- Chronique Disney - Ne Parlons Pas des LGBTQ+ - Disney et la Loi « Don't Say Gay » https://www.chroniquedisney.fr/dossier/2022-disney-dont-say-gay.htm
- Les Intervalles - La transidentité dans l’animation mondiale : toustes avec nos adelphes ! https://lesintervalles.fr/2023/07/01/la-transidentite-dans-lanimation-mondiale/
- Wikipédia - Loi sur les droits parentaux en matière d'éducation (Floride) https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_sur_les_droits_parentaux_en_mati%C3%A8re_d%27%C3%A9ducation_(Floride)
- Ex-Pixar Staffers Decry ‘Win or Lose’ Trans Storyline Being Scrapped https://www.hollywoodreporter.com/movies/movie-news/win-or-lose-pixar-staff-trans-storyline-1236093299/
- Transphobie de Trump : il ne s’agit pas d’ « outrances » mais d’une idéologie https://www.contretemps.eu/transphobie-genre-trump-ideologie/
Boîte noire
quelques informations annexes à ce contenu.
28/12/2024 à 14h40 : ajout d'une source qui recueille le ressenti d'ancien·nes membres de l'équipe de Pixar derrière la série.
03/01/2025 à 12h20 : ajout d'une source qui détaille le contexte politique transphobe aux Etats-Unis.